« Les paysages (…) sont des archétypes du lieu naturel. Ils sont nés du rapport fondamental qui existe entre terre et ciel; ils révèlent des catégories qui nous aident à « comprendre » le genius loci dans toutes les situations concrètes. »
Christian Norberg-Schultz – Genius Loci : Paysage, ambiance, architecture
Entre la ville et le ciel, l’autoroute traverse les nuages à grande vitesse. Objet extraterrestre, hors de l’échelle humaine, changeant l’espace et le temps, les monstres en béton expriment la victoire de la société imaginée par Henri Ford. L’automobile est la grande gagnante, elle a transformé nos villes, nos habitudes de vie, nos perceptions. Tout se passe en vitesse, le temps se compresse, notre vue est concentrée sur la bande de béton en avant, le reste se mélange dans la vision périphérique, les images se déforment et s’arrondissent. La ville est fracturée, à l’horizontale comme à la verticale.
La démolition des bretelles inutilisées de l’autoroute Dufferin-Montmorency a laissé des traces : la cicatrice de la falaise, les triangles de départage des voies. Erreur de planification ou de conception, manque d’argent, peu importe : les formes résiduelles sont là, inutilisés et futiles, marque de l’erreur humaine, qu’on veut maquiller aujourd’hui pour ne plus s’en souvenir…. Plantations ou œuvres d’art, aménagements paysagers ou architecturaux, toutes les idées seront exploitées pour faire croire à une intention d’origine.
Mais la nature veut reprendre ses droits. Comme sur toute zone en friche, des nouvelles formes de vie se développent. Le béton démoli prend sa revanche : il renaît sous la forme originelle, la forme la plus stable et hypo-énergetique, la forme à la base de toute vie, de notre existence et de notre univers : la sphère.
Tel des cryptogames, les cellules se développent, se regroupent et envahissent le milieu. Des boules en béton en éclosion, émergentes et divergentes, attachées au sol mais voulant se détacher, sont tenues en place par une peau translucide, sorte de placenta protecteur. Forme organique non soumise à nos règles et critères de composition ou d’esthétique, le blob résultant est en mutation. Même si sa forme est figée dans l’espace, elle se modifie avec le temps : changements de lumière ou température, perceptions en mouvement; la disposition des éléments le constituant dessine une expansion graduelle, suggérant qu’ils gagnent toujours plus d’emprise sur les espaces disponibles.
Intrigante et sensuelle, la forme se déploie lors du déplacement et se dilue avec la vitesse : les boules, tel des particules, se détachent lors des accélérations ou s’unissent lors des décélérations. Dynamique extérieure devient mouvement intérieur. La forme vit dans et avec son milieu, respire aux rythmes des déplacements et de la vitesse, est rutilante les jours ensoleillées et terne les jours moroses, se réveille au lever du jour et devient mystérieuse la nuit, quand elle dévoile, pudiquement et parcimonieusement, ses entrailles. La peau unificatrice capte les ambiances physiques, les réfracte et les disperse. Ces organismes sont animés par leur environnement et stimulés par leur milieu. La surface complexe de leur peau semble se déformer au passage de l’automobiliste dialoguant ainsi de la dynamique et de la fluidité de l’autoroute.
Vus de la basse ville, des éléments en suspension dans le ciel lient visuellement l’observateur curieux avec les structures atmosphériques et ses mouvements. Ces éléments jouent le rôle d’interface entre ces lieux qui oublient leurs visages siamois. Les agglomérats, par leurs formes arrondies et leurs contours indéfinis, réfèrent aux nuages qui absorbent parfois ces routes suspendues et qui doivent être franchis pour atteindre la ville. Les formes marquent visuellement une transition, un passage.
La ville n’est pas réhabilitée. La dégradation du paysage urbain est toujours présente. La mémoire du lieu est perdue à jamais, mais son esprit peut être retrouvé. Le paysage est requalifié par une nouvelle écriture, celle de la forme originelle en éclosion, qui redonnera le caractère du lieu, la réalité concrète que l’Homme doit apprivoiser pour l’intégrer dans la vie de tous les jours.